AURÉLIEN MAUPLOT KARUKINKA

Cycle de la dernière terre des Hommes. 

Le jour peine à se découvrir.
Un groupe d’hommes et de femmes sort des entrailles de la Terre.
A contre-jour, ils confondent encore les ombres (1) de leurs gestes rêvés et le vaste paysage réel (1) face à eux.
La mine épuisée, le dos recourbé, l’œil hagard, ils sont recouverts d’huile et de peinture (2). Dans leurs sacoches, les outils (3) caressent un dernier chant, curieuse résonance d’une nuit sans sommeil. 

En Amazonie, lorsque les Jivaros s’aventurent seuls ou qu’ils chassent en groupe silencieusement, ils entonnent des anents (4), chant silencieux personnel conté dans la tête qui les relient au vivant, à leurs secrets, à ce qu’ils considèrent précieux et sacrés. 

Il faut à présent marcher jusqu’à l’ombre de l’eau et retrouver les leurs.
Le petit groupe longe la rivière froide. Ils avancent silencieux se souvenant du chant du cheval et de l’homme-oiseau qui sautèrent ensemble de la cascade.
Pendant le conte, les jeunes peignent l’histoire sur les murs, tandis que les chanteurs s’enfoncent plus profondément dans la cavité, afin que leurs voix ne soient plus que des sons protéiformes inaudibles. 

Lors de cérémonies ou de fêtes, les Kanthys (5), peuple du nord-ouest de la Sibérie, pouvaient chanter leur récit jusqu’au petit matin, si bien qu’envahit par le sommeil, personne ne pouvait connaître la fin de l’histoire. 

A leur retour, les chanteurs retrouvent les jeunes allongés, les bras tendus vers le plafond sous l’influence de la lampe enivrante. Ils observent les scènes animalières dessinées sur les parois et se rappellent la silhouette d’homme à bec d’oiseau qu’ils ont tracée au fond du puits. 

De l’autre côté de la Terre, sur Rapa-nui, MakeMake (6), le dieu principal de l’île désignait parmi le peuple le Tangata manu, l’homme-oiseau, pour le représenter durant une année. 

Les plus vieilles appliquent à leur tour les pigments sur les parois, soufflant des cercles, traçant des lignes; proto-métrie, langage sans Rosette perdu à jamais. Elles indiquent ainsi aux suivantes, quelques lignes-guides et des récits évoquant leur passage et leur histoire. Parfois, elles laissent un cercle rouge au creux d’un mur, sous un dessin, près d’un trou où peuvent résonner des chants engloutis. 

En Australie, les Aborigènes traçaient des sentiers invisibles, les songlines (7), une piste de rêves pour se guider à travers les chants dans des lieux connus et oubliés. 

La grotte, c’est un voyage, une traversée des mondes et des rêves.
L’exploration des boyaux prend parfois moins de temps que de le repeindre. On s’habitue à l’obscurité, au silence, à marcher dans le noir, mais à la peur… Certaines cartes pariétales l’indiquent : ici ou là, l’ours a vécu. Il reste son crâne au sol, ses griffes aux murs. 

Près de l’Inselberg australien, les aborigènes repeignent encore aujourd’hui les peintures de leurs ancêtres. Pour ne pas qu’elles s’effacent, ils tranchent leur chair (8), en récupèrent le sang et l’appliquent sur les lignes ancestrales. 

Quand ils reviendront après les froids, ils découvriront le passage des autres et recouvriront à leur tour, les parois invisibles. À nouveau, ils prendront le temps de transmettre à leurs enfants l’essence de leurs savoirs et la nécessité du rêve. 

Un jour, Michel (9) se demanda ce que pouvait bien signifier ces cercles rouges. Il aurait pu se rappeler d’une histoire de marins entendant de la musique en pleine mer qui, approchant un navire échoué, découvrirent sur les rochers un chargement de pianos dont les vagues venaient percuter les touches (10). Comme cette histoire est si incroyable qu’elle dépasse l’imagination, nous devons nous surpasser pour imaginer et percer les secrets de ces lieux ancestraux. Michel se mit à son tour à chanter devant ces points rouges. Il découvrit des acoustiques exceptionnelles. 

Il suffisait d’y penser. Il fallait ensuite y croire.
Karukinka commence ici, entre ces interstices du vraisemblable et du magique (11)


KARUKINKA
Du 11 Décembre au 19 Février 2022


Il faut à présent marcher jusqu’à l’ombre de l’eau et retrouver les leurs.

Le petit groupe longe la rivière froide. Ils avancent silencieux se souvenant du chant du cheval et de l’homme-oiseau qui sautèrent ensemble de la cascade.

Pendant le conte, les jeunes peignent l’histoire sur les murs, tandis que les chanteurs s’enfoncent plus profondément dans la cavité, afin que leurs voix ne soient plus que des sons protéiformes inaudibles. 


Extrait de texte, Aurélien Mauplot 2021

1 Si donc ils pouvaient s’entretenir ensemble ne penses-tu pas qu’ils prendraient pour des objets réels les ombres qu’ils verraient ?
Platon, La République, Livre VII, GF, 1966 
2 Cro-magnon utilisait des lampes à huile animale pour s’éclairer dans les grottes, ainsi que des pigments de manganèse et d’ocres. 
3 Ils employaient des pinceaux, des silex taillés et des pochoirs ainsi que des instruments de musique. 
4 Anent, Nouvelles des indiens Jivaros, Alessandro Pignocchi, Steinkis Editions, 2016 
5 Natalia Novikova, anthropologue russe, in Une brève histoire des lignes, Tim Ingold, Zones Sensibles, 2021 
6 L’Île de Pâques, catalogue d’exposition, Musée Champollion (Figeac), Musée Fenaille (Rodez), Muséum d’histoire naturelle de Toulouse, Actes sud, 2018 
7 Le chant des pistes, Bruce Chatwin, Livre de poche, 2001 
8 Les chemins du sacré, épisode un, films de Frédéric Lenoir, Bruno Victor-Pujebet, Timothée Janssen, Arte, 2021 
9 Référence à Michel Dauvois, préhistorien, spécialisé dans l’étude acoustico-pariétale 
10 Le passant du bout du monde, Francisco Coloane, Libretto, 2000 
11 Formule empruntée à Henri Bouiller, issue de ses notes dans les Œuvres complètes de Victor Ségalen, Robert Laffont, 1995